Une semaine riche en rebondissements
Jamais auparavant, les relations entre le patronat et le gouvernement n’avaient été aussi tendues. La semaine écoulée a été pleine de rebondissements sur fond de clash sans précédent entre le secteur privé et l’État autour de la question du réajustement de la relativité salariale. La réticence dont a fait preuve Business Mauritius après l’annonce du gouvernement, le 9 août, a pris des allures de contestation, soulevant un tollé général. Celle-ci s’est transformée en confrontation directe lorsque les Remuneration Regulations ont été gazetted le 13 septembre.
Si les travailleurs du secteur privé attendaient cela avec impatience, Business Mauritius a pris tout le monde de court, le 23 septembre, en appelant ses membres à ne pas procéder au paiement de l’ajustement salarial en attendant des clarifications sur la légalité de cette mesure. Un mot d’ordre qui passe mal, surtout en cette période pré-électorale où tous les regards sont braqués sur les moves des uns et des autres dans un contexte hautement politique. Contestant la non-conformité de ces règlements face à la législation en vigueur et redoutant un «précédent potentiellement préjudiciable», Business Mauritius, qui estime que le processus n’est pas conforme au National Remuneration Board et au National Wage Consultative Council, recommande le statu quo le temps que ses conseillers juridiques se penchent sur la question. Une prise de position hautement critiquée et contestée par non seulement l’ensemble des syndicats et le gouvernement, mais aussi par la majorité des Mauriciens évoluant dans le secteur privé.
En effet, face à la position du patronat, les syndicats grincent des dents, exprimant sans réserve leur déception et leur colère. Dénonçant une stratégie explicite de Business Mauritius de retarder l’échéance en attendant les prochaines élections, la Confédération des travailleurs des secteurs public et privé (CTSP) brandit même la menace d’une grève généralisée. Pour sa défense, le gouvernement maintient que tout a été fait dans le cadre de la loi. Le ministre du Travail est, lui, intervenu plusieurs fois cette semaine pour tenter de remettre les pendules à l’heure. Pour Soodesh Callichurn, c’est clairement une infraction à la loi, un délit. Appelant au bon sens des patrons du secteur privé, qu’il qualifie d’irresponsables dans leur démarche en défiant ainsi l’autorité gouvernementale, il menace de sévir et d’entamer des actions légales contre les récalcitrants. Déplorant l’attitude de Business Mauritius, le Premier ministre appelle, lui, l’organisation à se ressaisir sous peine de se retrouver face à des sanctions et des poursuites.
Il faut dire qu’autour, très peu de personnes comprennent la position de Business Mauritius puisque dès les règlements officiellement publiés, ils ont force de loi et celle-ci a préséance. Néanmoins, afin de dissiper tout doute, le gouvernement fait publier, le 25 septembre, une nouvelle version des 32 ordonnances de rémunération en marge du réalignement salarial. Ainsi, en sus de l’article 106 de l’Employment Rights Act, les mêmes ordonnances de rémunération réajustées ont aussi été publiées sous l’article 94. Une provision qui permet au ministre de faire des règlements pour ajuster les salaires sans passer par d’autres instances.
Si on s’attendait à ce que toute ambigüité soit dissipée, Business Mauritius, après ses consultations internes annonce, le 27 septembre, qu’elle portera l’affaire en cour en s’engageant dans une procédure de révision judiciaire pour clarifier le principe juridique entourant les pouvoirs d’un ministre, tels que définis dans les articles 94 et 106. Selon les conseillers juridiques de l’organisation, les Remuneration Regulations sous l’article 94 ne sont toujours pas conformes à la loi. Là où le discours de Business Mauritius change, c’est qu’elle demande maintenant aux entreprises de prendre leurs propres décisions de payer ou pas le réajustement en se basant sur leur situation économique. Selon cette instance, la question du montant ou de payer ou non le réajustement n’est plus d’actualité. Par contre, elle juge crucial d’avoir une compréhension commune et de s’assurer que toute action future se fasse à l’avenir dans les paramètres de la loi.
Dans son dernier communiqué, le gouvernement maintient sa position en affirmant que les 32 amendements ont été faits dans le respect des dispositions légales existantes et en exhortant les employeurs à prendre les dispositions nécessaires, le mois prochain, si le salaire de septembre a déjà été payé. Il ne faudra alors pas oublier les arrérages pour les mois de juillet, d’août et de septembre qui pourront être payés au plus tard en décembre 2024. Les entreprises refusant de s’y conformer seront passibles d’une amende de pas plus de Rs 25 000 par infraction. À partir du 1er octobre, des officiers effectueront des visites dans les entreprises pour un premier contrôle du respect de ces nouvelles dispositions.
Réactions…
Clency Bibi de la General Workers Federation : «La situation est toujours ambigüe»
Nous ne sommes nullement satisfaits de la décision de Business Mauritius qui laisse planer une situation toujours aussi ambigüe. Nous l’avons dit et le disons encore : ce n’est pas une augmentation de salaire, mais un ajustement obligatoire et longuement attendu. Les amendements apportés dans les Remuneration Orders ont été gazetted par le ministère et il n’y a donc aucune raison que Business Mauritius continue à faire de la résistance. Aujourd’hui, c’est comme ci que les travailleurs étaient pris dans un étau. Ce qui nous rend encore plus en colère, c’est que le secteur privé a, à plusieurs reprises dans les différents budgets, bénéficié des avantages offerts par le gouvernement pour soutenir leurs entreprises. Les patrons ne peuvent pas toujours être les seuls gagnants alors que leur force financière s’appuie sur le dur labeur de leurs travailleurs.
Jane Ragoo de la CTSP : «Nous déciderons de la marche à suivre demain»
Nous constatons que le langage de Business Mauritius a changé. Après son mot d’ordre, aujourd’hui, il vient dire aux entreprises que celles qui peuvent et veulent payer l’ajustement salarial peuvent le faire. Entretemps, il souhaite aller de l’avant avec son judicial review pour statuer sur les prérogatives du ministre. C’est son choix et son droit. Par contre, il n’a aucun droit de venir dire aux patrons de ne pas payer. Nous voyons déjà que plusieurs de ses membres n’ont pas suivi ou ne vont pas suivre ses directives. En ce qui concerne la CTSP, nous avons envoyé une lettre à toutes les entreprises où nous représentons les travailleurs et plusieurs nous ont dit qu’ils avaient déjà effectué le paiement ; d’autres se sont engagés à le faire. Nous attendons encore des réponses, et, lundi, nous allons nous réunir et déciderons de la marche à suivre.
Me Dev Ramano, expert en droit du travail : «La loi a préséance sur toutes les interprétations de Business Mauritius»
La question a fait débat tout au long de la semaine. Business Mauritius affirme que les règlements ne sont pas conformes à la législation alors que le gouvernement avance que c’est l’organisation qui est dans l’illégalité. Face à ce véritable imbroglio juridique, comment savoir qui a raison et qui a tort ? Pour Dev Ramano, avocat et expert en droit du travail, il n’y a pas à sortir de là ; les choses sont claires depuis que cette mesure a été gazetted. «Selon la section 93 de l’Employment Relations Act, ces règlements ont déjà été gazetted et la date de sa mise en application annoncée. Ensuite, il y a la section 95 (1) qui vient dire que ces regulations sont contraignantes et directement applicables aux employeurs et aux travailleurs. Ce qui veut dire que, au jour d’aujourd’hui, si quelqu’un ne paie pas, il est hors la loi et la loi a préséance sur toutes les interprétations que peut avoir Business Mauritius. C’est ce qu’a fait Business Mauritius quand il est venu dire à ses membres de ne pas payer. Aujourd’hui, ils ont changé de discours. Là où la donne peut changer, c’est que s’ils vont en cour et font une motion pour demander à suspendre l’implémentation du règlement, et que la cour accède à cette demande.»
Selon l’homme de loi, cet imbroglio juridique est très sérieux et très grave. «Ça va apporter encore plus de confusion. Les règlements sont légaux et certaines compagnies ont déjà payé alors que d’autres non. Cette situation est problématique.» Ce qu’il faut comprendre, ajoute Me Dev Ramano, c’est que les membres de Business Mauritius ne sont pas de petits entrepreneurs. «Ce sont de grosses entreprises qui ont plusieurs fois bénéficié des changements de loi en leur faveur comme, par exemple, l’élimination du Termination of Contract Services Board ou lorsqu’ils accordent un mois de préavis au lieu de trois à un employé qu’ils souhaitent licencier. C’est comme tout le soutien qu’ils ont reçu pendant la période Covid. Mais aujourd’hui, quand le travailleur doit lutter pour joindre les deux bouts et nourrir sa famille, on fait de la résistance.»
Pour Me Dev Ramano, il est important de comprendre que ce réajustement salarial n’est pas un cadeau, mais un dû, principalement en cette période pré-électorale. «Il ne faut pas croire qu’à cause des élections, le gouvernement est en train de faire un cadeau en étant pro-travailleur. Non, ce n’est pas un privilège.» C’est un droit légitime, dit-il, qui était attendu depuis longtemps.
Jocelyn Chan Low, observateur politique : «Cette confrontation va jouer en faveur du MSM»
Le clash entre le patronat et le gouvernement a des répercussions politiques et sociales. Pour Jocelyn Chan Low, si cette affaire est d’abord perçue d’un point de vue politique, aux vues du contexte électoral dans lequel nous sommes actuellement, elle va au-delà. «Évidemment, il y a l’aspect électoral à cause de la campagne politique, mais il faut aller à l’essentiel. Ce qu’on doit comprendre, c’est qu’il y a eu ces dernières années une très grande avancée dans la lutte syndicale pour un salaire minimum et c’est tout à fait normal que celui-ci évolue avec le temps. Le réajustement structurel à la suite de cela était à faire automatiquement. Cela va de soi. Tout le reste n’est que palabre politique.»
Si Business Mauritius estime que les procédures n’ont pas été suivies bien qu’il y ait eu consultation, il est important de garder en tête que la loi reste au-dessus de tout cela. «On ne peut pas toujours être d’accord, mais c’est au gouvernement d’avoir le dernier mot. La loi, c’est quoi ? Elle ne vient pas dire ce qui est bien ou ce qui est mal ; elle nous dit ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire. Ce n’est pas le bien-fondé de la loi qui doit être discuté. On ne peut pas et ne doit pas aller dans cette direction. La fonction de la loi, son essence-même, est de nous dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.» Selon Jocelyn Chan Low, dans une démocratie, aucun pouvoir, qu’il soit économique ou politique, ne peut être au-dessus des lois. «Que Business Mauritius ait choisi de contester, c’est une chose, mais si le pouvoir économique se met à ne pas respecter la loi, on se dirige vers l’anarchie. Il faut savoir que le patronat, de par le monde, a toujours retardé les acquis sociaux des travailleurs. C’est pour cela qu’aujourd’hui, on appelle ça les conquis sociaux parce que tout ce que le travailleur gagne, c’est par la lutte ouvrière parce que le patronat est toujours en embuscade, essayant de grignoter ce que gagne l’employé.»
Si certains observateurs évoquent la possibilité d’une mise en scène en faveur du gouvernement, avec à la clé une image pro-travailleur, ce bras de fer Business Mauritius-gouvernement reste néanmoins profitable pour le Mouvement socialiste militant (MSM). «Le gouvernement MSM a toujours marché sur deux jambes. Une très solide, qui s’appuie sur le salaire minimum, l’augmentation de la pension et les différents réajustements sociaux. Et puis, il a une jambe un peu cabossée, avec les allégations et les différents scandales. Mais, aujourd’hui, avec cette guerre ouverte, on focalise sur quoi ? Le focus est sur le positif. Avec ce qui s’est passé, le gouvernement se pose en défenseur de la classe travailleur et cela va définitivement jouer en sa faveur.» De par notre histoire, souligne notre interlocuteur, et du fait que nous sommes un pays qui a connu l’esclavage, la population a tendance à se ranger du côté des travailleurs plutôt que de celui des patrons. Que passe-t-il donc quand le gouvernement se met à dos le patronat au profit des travailleurs ?