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Quand le raz-de-marée politique livre ses enseignements

Le Dr Kris Valaydon, la Pr Roukaya Kasenally et Faizal Jeeroburkhan estiment que ces élections sont riches en enseignements.

Les leçons à retenir des récentes législatives sont multiples. Ce troisième 60-0 historique a livré plusieurs enseignements, principalement aux politiciens qui ont reçu un message clair et sans équivoque des Mauriciens. Le Dr Kris Valaydon, Faizal Jeeroburkhan et la Pr Roukaya Kasenally nous en parlent. 

Un vent nouveau souffle sur l’île Maurice. Ce sont les Mauriciens eux-mêmes qui le disent. Une semaine après le scrutin du 10 novembre, le pays est toujours en fête. Partout, les citoyens disent célébrer une liberté retrouvée et la chute d’un régime qui a, à de nombreuses reprises, porté atteinte à la démocratie et à la liberté d’expression de toute une nation, un régime qui, du haut de sa tour de contrôle, se sentait souvent tout permis, sans avoir de comptes à rendre à la population.

 

Les élections générales de 2024 marquent ainsi un tournant dans l’histoire du pays. Avec un 60-0 retentissant en faveur de l’Alliance du Changement, le troisième depuis notre Indépendance, le peuple a voulu envoyer un message très clair : celui de ne pas prendre son pays et l’avenir de ses enfants en otage. En faisant parler les urnes de manière aussi radicale, les Mauriciens ont exprimé leur colère, leur frustration et leur ras-le-bol, prouvant ainsi qu’ils sont loin d’être un peuple de moutons.

 

Car bien plus qu’un vote de partisanerie pour soutenir tel ou tel parti politique, les Mauriciens ont, avant tout, choisi leur pays. En allant s’exprimer massivement aux urnes contre un régime souvent qualifié de totalitaire, ils ont brandi leur sens du patriotisme et du mauricianisme, décidant ainsi de sanctionner sévèrement l’Alliance Lepep. Ce faisant, ils envoient aussi une mise en garde au gouvernement en place, celui de travailler dignement pour le peuple en tant que ses représentants, de ne pas le blesser et de ne pas le décevoir au risque de lui aussi se faire éjecter du pouvoir lors des prochaines législatives.

 

C’est justement ce que pense l’observateur politique, Faizal Jeeroburkhan. Selon lui, les révélations de Missie Moustass ont précipité la chute du régime Mouvement socialiste militant (MSM). «Avec la mauvaise gouvernance, la cherté de la vie et les nombreux scandales, la population avait déjà beaucoup d’appréhensions concernant l’Alliance Lepep. L’Alliance du Changement avait déjà une avance considérable à deux semaines des élections, mais les révélations de Missie Moustass à ce moment précis ont accentué cette avance qui a culminé vers un 60-0.»

 

Pour lui, tout cela devrait servir de leçons aux politiciens. «Ils ne doivent plus sous-estimer l’intelligence et la capacité de discernement des citoyens. En tant que serviteurs du peuple, ils doivent être constamment à l’écoute de la population pour jauger et comprendre leurs soucis, leurs appréhensions, leurs préoccupations et agir dans leurs intérêts. Ils ne doivent pas abuser de leurs pouvoirs et opérer comme des autocrates. Ils doivent s’abstenir de toujours justifier leurs mauvaises décisions et de défendre l’indéfendable, croyant que les électeurs vont tout avaler sans réfléchir.»

 

Non à la répression

 

En effet, ces élections nous livrent des leçons à bien des titres. Pour le Dr Kris Valaydon, avocat et analyste politique, il est important d’analyser les causes qui ont provoqué la chute du régime de Pravind Jugnauth. Et la liste, dit-il, est longue. «La concentration du pouvoir entre les mains d’une personne et la mainmise totale sur toutes les institutions du pays ont mis celui-ci, pendant dix ans, dans une dictature déguisée qu’on a appelée une autocratie, comme l’avait fait V-dem. Le népotisme et le copinage, les nominations, l’octroi des contrats, l’accaparement des terres de l’État et leur distribution, des Pas Géométriques par les proches du pouvoir, l’incompétence à la tête des institutions, l’ingérence quasi totale dans la fonction publique, la suppression graduelle de la liberté d’expression, la répression des opposants politiques, le délitement de la démocratie parlementaire, la déchéance au niveau du Parlement, mais aussi au niveau de la présidence, du speakership, d’une Assemblée nationale à la solde du Premier ministre.»

 

Selon lui, tout ce qui a pu se passer au cours de ces dernières années au sein du gouvernement serviront désormais de leçons à l’actuel régime afin qu’il ne tombe pas dans les mêmes travers. «Il y a eu l’instrumentalisation éhontée et agressive de la police contre les adversaires politiques, l’arrivée du mot planting dans le vocabulaire mauricien, traduisant les réalités d’un État répressif, les impunités octroyées aux proches du pouvoir, l’attaque contre le bureau du Directeur des poursuites publiques. Il y a eu beaucoup d’autres manifestations de l’arrogance de la puissance, de la domination d’une clique à la tête de l’État.»

 

Démocratie et liberté

 

En sanctionnant Pravind Jugnauth et ses alliés, souligne notre interlocuteur, le peuple a parlé d’une seule voix contre la philosophie du MSM au cours de ces dix dernières années qui se résume à une phrase : «Government is, government decides», ce qui a fait de Maurice un endroit où il n’y avait pas de place pour l’expression des opinions contraires. «Nous avons aussi appris une leçon importante sur la psychologie du peuple. On a tendance à croire que le peuple a un raisonnement de marchand, qu’il est attiré seulement par l’argent. Cela est le fruit de la philosophie du pouvoir par le MSM qui se traduit dans l’abject slogan "la moralité ne remplit pas le ventre". Lors de ces élections, le peuple a démontré qu’il n’y a pas que la dimension matérielle qui l’intéresse. Il n’y a pas que l’argent qui compte pour lui, mais qu’il y a un volet immatériel fait de valeurs et de principes de démocratie et de liberté qui sont  aussi importants dans sa vie. Et que le peuple peut bien s’unir autour de ces principes, de ces valeurs. Le peuple a renversé le slogan émis par les Jugnauth.»

 

Tout comme le Dr Kris Valaydon, la Pr Roukaya Kasenally, Democracy Scholar, Associate Professor in Media and Political Systems de la Faculty of Social Sciences and Humanities de l’université de Maurice, estime que les leçons à tirer de cette élection sont multiples. Le premier élément à analyser, nous explique-t-elle, est la force de frappe en termes de vote populaire en faveur de l’Alliance du Changement, qui se retrouve avec 62 % des voix contre 27 % pour l’Alliance Lepep. «Ce sont des chiffres très significatifs quand on les compare à ceux de 2019 où l’alliance menée par Pravind Jugnauth avait comptabilisé seulement 37 % des votes populaires. La différence est aujourd’hui assez visible. La conclusion est que l’électorat mauricien a massivement plébiscité l’Alliance du Changement.»

 

Le deuxième enseignement qu’on peut tirer de ces législatives, estime-t-elle, vient des jeunes. «Ils ont été très secoués car ils sont très attachés à leur droit et à leur liberté politique, civile et surtout digitale. Le social media ban du 1er novembre a eu un effet négatif sur l’Alliance Lepep car quand on verrouille les droits fondamentaux comme tel a été le cas, on doit s’attendre à un backlash.»

 

Dialogue intelligent

 

Ce que la Pr Roukaya Kasenally déplore aussi, c’est la surenchère dans laquelle les deux principaux blocs politiques se sont enfoncés à la veille des élections. «Pour moi, il faut vraiment qu’on ait un dialogue constructif et intelligent avec l’électorat. On ne peut pas se laisser aller à une surenchère politique quand on sait que notre dette publique est massive, que l’inflation est galopante et que la dévaluation de la roupie a été conséquente. Il faut pouvoir avoir une conversation intelligente avec les électeurs.»

 

Ce que nous devons retenir aussi, estime-t-elle, c’est que l’émergence d’une troisième force incarnée par les partis extraparlementaires, qui se définissaient comme une alternative, n’a finalement pas eu lieu. «Ils n’ont enregistré que 5 % des votes populaires. Cela ne fait nul doute que c’est un score honorable et que si on avait un système de représentation proportionnelle, ils auraient trouvé leur place au Parlement, mais c’est clair qu’avec un First past the post, ce n’est pas possible», conclut-elle.

 


 

 

Les dangers d’un 60-0 décryptés

 

Après ceux de 1982 et de 1995, c’est le troisième 60-0 de l’histoire du pays. Une victoire écrasante et sans équivoque qui comporte, malgré tout, bien des dangers pour notre démocratie parlementaire. Dans une interview parue en 2022, Paul Bérenger disait lui-même ne souhaiter cela à aucun parti : «Un 60-0 est un cadeau empoisonné. Il faut une bonne réforme électorale. Nous devons garder notre système électoral tel qu’il est en y injectant une dose de proportionnelle afin d’avoir une vraie démocratie parlementaire.»

 

En effet, si ce résultat traduit la volonté du peuple, ce 60-0 reste un couteau à double tranchant car dans toute démocratie, le rôle de l’opposition est essentiel comme nous l’explique Faizal Jeeroburkhan. «L’opposition a la lourde responsabilité d’agir en chien de garde pour surveiller les décisions et les actions du gouvernement du jour. L’absence d’une opposition forte, avec un 60-0, laisse la porte ouverte à la mauvaise gestion des affaires du pays, à l’abus du pouvoir et à l’atteinte à la démocratie avec le risque de dérive totalitaire. Cela peut finalement déboucher sur des protestations et des soulèvements sociaux qui affecteront l’image du pays, avec de graves répercussions sur le tourisme, l’investissement étranger, le secteur financier et autre.»

 

Pour le Dr Kris Valaydon, l’absence de critiques serait néfaste pour un gouvernement qui aurait le loisir d’agir et de commettre des erreurs sans que cela puisse être dénoncé. «Le risque d’avoir  des débats à sens unique, sans contradiction au niveau des idées, est grand puisqu’on voit difficilement un backbencher venir critiquer ouvertement un gouvernement. La tentation de se complaire dans un confort sans opposition sera là.» La Pr Roukaya Kasenally abonde dans ce sens. «Dans tout système qui n’a pas d’opposition, ce qu’on appelle un total wipe out, il y a des risques d’absence de check and balance. Le rôle de l’opposition est d'être le contrepouvoir de l’exécutif.» Ce qui est essentiel pour le bon fonctionnement de toute démocratie.

 

Néanmoins, ajoute Faizal Jeeroburkhan, cela peut aussi bien se passer... à une condition. «Un gouvernement sincère et soucieux de l’avancement du pays et du bien-être de la population peut transformer cette faiblesse en une opportunité. Il aura le champ libre pour modifier la Constitution, introduire de nouvelles lois et revoir le système dans son ensemble pour une Maurice moderne et performante as one people, as one nation, in peace, justice and liberty.»

 

Selon le Dr Kris Valaydon, il faut aussi compter sur la presse et les extraparlementaires pour faire contrepoids. «Une presse libre, des radios privées, les forces vives et les extraparlementaires sauront faire entendre leur voix afin de ramener le gouvernement à revoir certaines décisions considérées comme étant contraire à ce que le peuple attend de lui.» Pour lui, il ne faut pas non plus oublier qu’un 60-0 est également une opportunité. «Une majorité très confortable pour un gouvernement constitue une opportunité énorme pour changer le système afin d’apporter des changements structurels dans la manière dont le pouvoir est géré dans notre pays.» Et c’est justement ce qui est attendu.