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Coupeuse de cannes : le sacrifice d’une vie

C’est un métier en voie de disparition, considéré difficile et comme étant fait pour les hommes. Cependant, elles sont quelques femmes à couper la canne sous un soleil de plomb, qu’il pleuve ou qu’il vente. À Bel-Étang, nous avons rencontré le dernier groupe de femmes à travailler pour le groupe sucrier Alteo. Elles ont toutes plus de 50 ans et font chaque jour preuve de force et de courage.

«Il faut travailler pour manger. Si on avait les moyens, on ne serait pas là. Moi, c’est pour ma famille que je suis ici.» À 65 ans, Oumeti garde en elle une force dont peu de personnes peuvent faire preuve à cet âge. Mais dans son regard, on devine sans difficulté la fatigue et le surmenage de ces dernières années. Pour elle, comme pour une vingtaine d’autres femmes aujourd’hui, la journée a commencé à 4 heures du matin. Chapeau sur la tête, bottes aux pieds, gants aux mains, c’est avec leur tant manzeet leur sabre qu’elles montent à bord du van du sirdar– le superviseur – pour une journée de plus dans les champs de cannes.

 

Dans l’air frais du matin, elles respirent à plein poumon la pureté de l’air, avant de se jeter comme des automates, hache à la main, dans cette arène de cannes à sucre que l’on peut contempler à perte de vue. Alors que les premiers rayons du soleil commencent timidement à percer le ciel encore sombre et que la brume se lève peu à peu, elles se lancent sans sourciller dans cette plantation qui s’étale sur des kilomètres. Au fur et à mesure qu’elles avancent, on entend distinctement le bruit du vent léger qui s’infiltre entre les cannes, le coup de la hache et le bruissement de la paille que l’on coupe et qui tombe au sol.

 

Pour les motiver, Nanda, le sirdar, crie d’une voix ferme et dure des directives dans un jargon que seuls les coupeurs de cannes peuvent comprendre. «Tap zot siko anba. Lapay dormi drwat, right ? Met zot kann an tas an tas devan zot»,hurle-t-il. Ce dernier sait bien qu’il travaille peut-être avec l’un des derniers groupes de femmes à encore exercer ce métier. Au cours de ces 47 dernières années, il a vu défiler devant ses yeux des centaines de femmes et d’hommes venus exercer un métier difficile et éreintant qui rebute aujourd’hui la jeune génération. Il a toujours été admiratif de ces femmes dont la force et le courage sont des leçons de vie. «Elles peuvent couper entre 2 et 2,5 tonnes de cannes par jour. Certaines plus», dit-il. Avec la mécanisation et les machines qui gagnent de plus en plus de terrain au cours de ces dernières années, les coupeurs de cannes se font chaque jour un peu plus rares.

 

Oumeti, elle, entame une énième journée en tant que coupeuse de cannes, un métier considéré comme un «travail d’homme»,qu’elle pratique depuis au moins 30 ans. D’un coup sec, elle coupe la paille de la canne avant de sectionner la tige et de la jeter en tas. Ses gestes sont précis et rapides. Elle avance sans regarder en arrière, comme une automate qui, en plus de s’acquitter de ses tâches, lance quelques blagues, sourit et converse avec ses copines. Aujourd’hui, ce travail représente pour Oumeti la seule chose qu’elle sache vraiment faire, malgré un corps affaibli et endolori par tant d’années de dur labeur.

 

Au fil des années, à force de travailler les champs, elle a développé un certain savoir-faire. Pourtant, lorsqu’elle se remémore les années passées, elle ne peut étouffer les larmes qui lui montent aux yeux. «Bien sûr que si j’avais le choix, je n’aurais pas fait ce travail, mais à l’époque, nous connaissions la misère. Nous étions sept enfants chez mes parents. J’ai arrêté l’école pour pouvoir aider la famille. Lorsque je me suis mariée, ça m’a permis de nourrir ma famille et de grandir mes enfants»,souligne cette mère de deux enfants et grand-mère de deux petits-enfants. C’est pour eux qu’Oumeti travaille toujours malgré son âge. Le terrain VRS, précieux sésame des coupeurs de cannes, qu’elle a reçu il y a quelques années, elle l’a offert à son fils qui y a construit une maison. Une satisfaction qui vaut bien toutes ces années de dur labeur.

 

S’occuper de sa famille lorsqu’on fait un tel métier, c’est le casse-tête de toutes ces femmes qui doivent être debout en plein milieu de la nuit pour se rendre au travail. Lorsqu’elle était une jeune mère, Manika, qui avait auparavant travaillé dans des plantations de légumes, se souvient qu’elle se réveillait vers 2 heures du matin pour s’occuper de la maison, du repas, du tifinnet des uniformes de ses trois enfants. Avec le maigre salaire de son époux, marchand de sorbet, il fallait se débrouiller pour faire tourner la cuisine. Elle était sur la route à 5 heures tapantes, même avant en été, pour commencer sa journée.

 

Avec les souvenirs des premiers jours passés vient aussi la mémoire des années de misère et de sacrifices. «Quand j’ai commencé, je ne connaissais rien à ce travail. J’avais des douleurs sur tout le corps. Ma peau me brûlait et je n’arrêtais pas de me gratter. Et puis, j’ai commencé à apprendre et les années ont passé. Aujourd’hui, tout ça pour moi est normal»,explique Manika, habitante de La Queen, dont les mains témoignent des années passées à fournir autant d’efforts physiques.

 

Le soleil tape

 

Depuis, qu’il pleuve ou qu’il vente, elle est là, à couper la canne comme une forcenée. Les cannes «misère»ou «roulés»n’ont aujourd’hui plus de secret pour elle. «Avant, le plus on en coupait, le plus on était payées. J’ai commencé comme employée de l’usine et depuis quelques années, je travaille sous contrat»,dit-elle. Le plus dur, souligne Manika, c’est certainement lorsque le soleil est à son zénith et qu’il tape de toute ses forces sur la tête des travailleurs. Pour affronter le soleil, elle compte sur un chapeau de fortune qu’elle a elle-même confectionné. Sans relâche, elle coupe la canne l’une après l’autre, essuyant de temps à autre les gouttes de transpiration qui perlent sur son front. Pour Manika et ses amies, l’expression «travailler à la sueur de son front»n’a jamais été aussi vraie. C’est justement grâce à ça que Violette a pu grandir ses trois enfants. Alors qu’elle vient de fêter ses 60 ans, elle réalise le chemin parcouru et les nombreux sacrifices qu’elle a dû faire pour pouvoir soutenir sa famille et son époux, un employé de moulin. «Après mon mariage, je suis restée à la maison pour m’occuper de mes enfants, mais lorsque j’ai eu 30 ans et que les difficultés s’accumulaient, il a fallu trouver du travail et se débrouiller»,confie-t-elle.

 

Violette n’a jamais eu honte de son métier, mais elle a souvent été à deux doigts de jeter l'éponge parce que c’était trop dur, que son corps ne pouvait plus supporter un tel acharnement et qu’elle avait du mal à voir la lumière au bout du tunnel. Mais elle s’est accrochée parce qu’il fallait bien travailler et a fait face parce qu’il fallait manger. Cependant, tout n’a pas toujours été noir. Au fil des années, elle a su apprécier et aimer ce métier en voie de disparition. Ce qui la rend encore plus fière, c’est de voir que c’est grâce à ce métier de coupeur de cannes qu’elle a pu grandir ses trois enfants, les envoyer à l’école et les voir réussir dans la vie.

 

C’est là, dit-elle, son plus beau cadeau. Un cadeau qui vaut bien tous les sacrifices de ces 30 dernières années.

 


 

Rajesh, 31 ans d’expérience : «Les jeunes ne veulent pas de ce travail»

 

À Sans-Souci, là où les machines ne peuvent pas avoir accès aux parcelles de terre rocailleuse et difficile d’accès, ils sont plusieurs hommes, employés de la compagnie sucrière Alteo, à travailler dans les champs de cannes aux petites heures du matin. Ici, le travail commence beaucoup plus tôt que d’habitude. À cause de l’été qui commence à pointer le bout de son nez, les hommes du sirdar Vinod descendent dans la plantation dès 3 heures du matin. Le travail dans de tels champs est encore plus dur car, après avoir coupé les cannes, les hommes doivent les sortir et les déposer là où l’Atlas peut venir les récupérer pour les ramener au moulin.

 

 

Rajesh, 52 ans, est l’un des premiers à avoir travaillé avec Vinod. Il avait seulement 19 ans lorsqu’il a commencé à couper la canne. «J’avais arrêté l’école et il n’y avait pas de travail et le ‘‘tablissement’’ prenait des gens pour couper la canne. Au début, c’était dur, mais aujourd’hui, je suis habitué»,dit-il. Ce travail demande un grand effort physique à chaque coupeur de cannes, tout comme une hygiène de vie différente des autres. Chaque jour, Rajesh doit se coucher à 7 heures du soir pour pouvoir se réveiller à 2 heures du matin et prendre son poste qu’il quittera vers 11 heures. Une fois à la maison, il profite alors de sa famille. Après toutes ces années, c’est devenu pour lui comme une routine. Même plus que ça.

 

Être coupeur de cannes est, pour lui, bien plus qu’un travail. C’est finalement la seule chose qu’il sache faire. Conscient que ce métier est appelé à disparaître, Rajesh constate de jour en jour que les coupeurs de cannes vieillissent et qu’il n’y a personne pour les remplacer. «Les jeunes ne veulent pas de ce travail», souligne t-il. Pourtant, Rajesh est convaincu que, malgré le gros effort que ce métier demande, il reste un beau et grand métier.